Un monde de livres

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LES LIVRES DIGITAUX

 

Si Raymond Queneau était encore parmi nous, il aurait peut-être employé "hibouc" pour parler de l'oiseau de nuit, même si le lien avec les livres numériques n'est pas évident (à relier peut-être avec la sagesse des philosophes ?). Pour notre compréhension synthétique du présent sujet, les livres numériques et digitaux présentent une différence de perception : les e-books, d'éditeurs ou diffusés pour compte propre, sont issus d'une volonté affichée de transformer le livre papier en livre digital (numérisé) sur des tablettes dédiées ou autres outils informatiques portatifs (pour résumer plus prosaïquement tablettes, phablettes, smartphones). Les livres digitaux regroupent ces derniers et les publications personnelles ou professionnelles, généralement en format word ou pdf, qui n'ont pas vocation (au moins dans un premier temps) que de diffuser de l'information, des écrits en dehors de tout circuit organisé.


Si beaucoup se penchent sur l'avenir des livres numériques (ils oublient la seconde nuance, personnelle/professionnelle), nous nous attacherons ici à l'instant présent ou à peine passé. Le livre digital subira-t-il le même sort que le disque vinyl ou les CD balayés de façon magistrale (mais non qualitative) par les mp3 ? A quelques années à peine de là, la mort du papier était annoncée avec le déploiement des traitements de texte, des formats informatiques standardisés... mais en fait il n'en est rien : les particuliers, les entreprises, les professionnels utilisent toujours autant voire plus le papier imprimé (d'imprimante, pas uniquement en livre). La parcellisation de l'écrit se joue beaucoup plus sur les imprimantes que sur les livres : on imprime ce qui nous intéresse, ce qui est utile ou pour davantage de mobilité sans contrainte technique. Quand le sujet est plus vaste et complet, le livre papier reprend ses droits (et l'on notera qu'il est presque indispensable désormais de préciser livre papier en opposition au livre électronique, chose impensable il y a dix ans sous peine de plénoasme). La lecture du livre d'entretien entre Jean-Claude Carrière et Umberto Eco 'N'espérez pas vous débarrasser des livres" est une lecture indispensable.


La génération de lecteurs digitaux est-elle emprunt de cette culture du livre (que l'on a en Europe occidentale) ? Même si le fait de lire est a priori à peu près identique, il n'en reste pas moins que le livre physique présente des avantages indéniables : il se touche, se sent, se manipule, se feuillète, la recherche est dans les pages, le sommaire, l'index, dans la table des matières, avec des numéros de page, et est rapide quoique l'on en dise. Les caractères, la blancheur ou non de la page, la diversité des supports, la pagination, les marques-pages que l'on y insère, l'édition originale, d'artiste, reliée, brochée, de poche ou non, donnent un sens à l'objet en tant que tel car les sens sont sollicités permettant, nous en sommes convaincus, une meilleure mémorisation pour une meilleure transmission culturelle du savoir : l'odorat (livres anciens, livres rares, livres en cuir...), le toucher, la vue car le livre papier présente des qualités plus larges qu'un écran et un oeil plus attentif, et enfin l'ouie car des pages que l'on tourne produisent plus de lien avec le livre que le son que les tablettes essayent de reproduire pour tourner une page.


Et les livres digitaux ? Doivent-ils être mis en opposition aux livres papier, ou se satisfaire (a minima ou non) du discours policé qu'il y a de la place pour les deux supports (ou que le second ne nuira pas au premier) ? La question ne se poserait plus car les livres digitaux existent et font partie de notre paysage quotidien (nous n'avons pas écrit 'paysage culturel'). Comme la télévision n'a pas tué le cinema, la photographie la peinture, l'e-book sera aux côtés des livres papier. Ces livres électroniques présentent certains avantages : ils ne prennent aucune place (mais que c'est beau d'avoir ou de voir une bibliothèque de livres !), la recherche d'un mot est instantanée (mais guère au-delà parce que la recherche d'un pan d'une histoire, d'une formule, ... est difficile), ils se lisent d'une main... mais ne se prêtent pas (compatibilité parfois inopérante, DRM...) et réclament une attention à l'écran plus importante qu'un support classique. L'on ne peut pas y mentionner dans les marges des commentaires ou notes (pour ceux qui aiment s'adonner à griffonner leurs livres), on ne peut y mettre des dédicaces, ils ne s'offrent pas (en dehors d'une carte cadeau). Ils ne s'achètent pas en librairie, perdant ainsi toute curiosité d'aller voir en rayon, coincés entre deux livres, où ils se trouvent, sachant que le livre en dessous, au dessus, à côté, proche peut exciter une curiosité propre à acheter un autre livre. Mais à l'inverse, tout un chacun peut produire des documents digitaux, diffuser son savoir ou une oeuvre, quelle qu'en soit sa nature ou son sujet, et toute la sphère du savoir, de la connaissance s'en trouve profondément modifiée : indexation par les moteurs de recherche (et sans Google, le savoir n'en serait pas là), rapidité de recherche, traduction possible (même s'il y a des progrès à faire) pour lire dans d'autres langues tout contenu posssible, etc. L'expérience de Wikipedia et de Pediapress gmbh est unique : sous Wkipedia, l'on peut activer une option où chaque page recherchée peut constituer un livre. La société allemande Pediapress vous livre (sans jeu de mots) un livre papier (encore cette nécessaire précision...) du contenu que vous aurez vous-même constitué, avec une pagination automatique, et un index global pour tout le livre, avec une qualité digne des meilleurs éditeurs et imprimeurs. L'avenir est peut être là : avoir du contenu numérique, digital, numérisé, informatique (que de termes...) que l'on pourrait faire imprimer pour constituer sa propre bibliothèque du savoir. Souhaitons quand même longue longue vie aux éditeurs dont la vocation est la qualité et la cohérence des livres qu'ils vendent. Et espérons que la Pléiade ne se transforme pas un jour en "hibouc" pour le bien de notre culture du livre et pour garder en souvenir le plus longtemps possible Gutemberg, le rôle des moines copistes, des typographes, imprimeurs, ...

S'agirait-il d'un nouveau monde de "consommation" (quel drôle de terme pour les livres), propre aux nouvelles générations ? L'écran informatique est celui de l'instantanéité. Le livre papier prend son temps car il est là, s'ouvre instantanément à la page que l'on a laissée (marque-page, coin plié, livre ouvert...). Les comparaisons pourraient être nombreuses, comme celle que les lecteurs numériques conservent des centaines ou des milliers de livres, plus facile à emporter dans une valise qu'une bibliothèque classique.

Pour ceux qui, comme nous le disions plus haut, auraient une position intermédiaire, qu'il y a et aura de la place pour les deux types de livres, la réponse est claire : un lecteur va-t-il acquérir à la fois l'oeuvre papier et numérique ? Non. Il fait un choix (pour des raisons économiques également). La musique n'a pas disparu par l'arrivée du CD et du mp3 ; il en sera de même pour la lecture. Ce n'est pas la technique qui doit évoluer mais le support en terme de rapidité, de légèreté, de qualité intrinsèque (couleurs, graphiques...). Comme le monde entier a appris de nouveaux gestes sur les tablettes et smartphones pour zoomer par exemple ou faire défiler, le livre numérique évoluera. S'il permet une plus grande diffusion du savoir, l'homo culturus s'adaptera et progressera en enrichissant plus vite cette sphère du savoir. L'outil informatique Calibre, Pages... permettent de créer des e-books. Quel progrès ! A tel point que les éditeurs papier impriment des livres créés à l'origine en format électronique. Les usages papier et numérique perdureront mais c'est l'équilibre entre les deux qu'il faut préserver puisque la voie numérique est inéluctable et la sphère papier plus fragile/ (coût, écologie, distribution, emplois...).