----------------------------------------------------------- FICHIER EN FORMAT TEXTE TEXTE COMPLET sur http://www.ecritextes.com/cata2.html ----------------------------------------------------------- FRANCOIS n F R A N C I S P O N G E LA FABLE SPECULAIRE ou la création littéraire PREAMBULE AUX MIROIRS v v v Peu d'ouvrages sur les miroirs, davantage sur Psyché. Miroir comme parabole et allégorie, miroir de la société..., aucun ouvrage sur la symbolique du miroir dans tous les domaines des lettres et des arts. Et ceci cependant n'en sera pas un. Tous les thèmes liés aux miroirs sont non seulement nombreux (profondeur, double, trouble, infini, reflet, vertige, interrogation...) mais aussi repris par un grand nombre d'écrivains, de poètes... car féconds et et emprunts des interrogations et angoisses des Hommes. Le miroir, lieu commun, fait partie de notre vie quotidienne, mais par son jeu réflexif conduit à être considéré comme plural, ambivalent et complexe parce qu'il y a une autre réalité, non pas forcément matérielle puisque le reflet du miroir n'ajoute rien à l'objet primaire, mais psychologique, intérieure et personnelle à chaque personne. Cet essai concentrera sa réflexion sur un lien à vrai dire peu commun, sur le rapport du texte et du miroir, sur la base d'un poème, d'un court mais admirable poème de Francis Ponge, ce dernier en parlant de lui et de son travail, a défini l'écrivain et son écriture dans un enchevêtrement complexe et rigoureusement construit. Des miroirs dans la poésie, dans les arts, nous pourrions dire qu'ils sont le propre reflet de l'artiste, de sa pensée et de sa vision ou compréhension du monde qui l'environne à travers la métaphore du secret. L'intangible, l'inconnu, le non-dit et l'incertain : autant d'attributs pour qualifier la profondeur du miroir et ses effets vertigineux car le miroir c'est l'au-delà, l'au-delà de nous-même, et l'au-delà de la réalité, de notre réalité vécue. La frontière avec l'irréel est proche. Le miroir présent dans le tableau des Epoux Arnolfini de Van Eyck, et celui des Menines de Velasquez sont deux exemples connus de tous qui illustrent le mystère complexe et infini des miroirs. Ces tableaux nous offrent leurs personnages, leurs couleurs, leur mise en scène, mais en plus une ouverture sur des éléments visuels moins apparents, qui nous interrogent et nous laissent perplexe car là commence le jeu des questions et de l'interprétation sur la volonté et les ambitions de l'artiste à introduire une rupture, une singularité dans le cadre général visuel du tableau. La géométrie, la composition spatiale marquent la puissance des miroirs au-delà de tout effet pictural. Ils participent à la difficile compréhension (cachée) du tableau. Au-delà de la vie concrète et réelle, c'est un monde second, parallèle, qui ne s'offre à nous qu'au terme d'une méditation sur les arcanes de la complexité du monde. En littérature, et c'est le second registre où les effets de miroir sont également perceptibles, on trouve la métaphysique des miroirs. Elle prend ses lettres de noblesse modernes avec JL Borges qui dans ses brillantes et courtes nouvelles a mis en avant parmi ses thèmes de prédilection que sont la mort, l'épée, le labyrinthe, l'écriture, les livres et les bibliothèques, les miroirs qui procèdent de la même force d'infini que les thèmes que nous venons d'évoquer. JL Borgès a composé deux poèmes sur les miroirs, introduisant la réflexivité, l'infini, la profondeur, et même la temporalité et l'ubiquité, et y exprime ses souvenirs d'enfance sur les miroirs : miroirs de la folie, de la monstruosité, de magie et de puissance d'asservissement... 2 seuls poèmes dans une oeuvre où les miroirs sont partout présents et indissociable de l'oeuvre entière de Borgès. C'est à travers la puissance imaginative et philosophique de Borges que le miroir est sacralisé, au-delà même du mythe antique de Psyché et de son rapport au narcissisme, grâce à ses recoupements naturels avec l'infini, la circularité, la compléxité, la peur... D'autres écrivains, d'autres artistes... ont choisi les miroirs avec des subtilités et des sensibilités poétiques qui en fait réclameraient un ouvrage complet sur le sujet. Nous voulons parler plus précisément d'Edmond Jabes qui dans de nombreux passages évoquent les miroirs : "le poème a brisé dans le mot le miroir qui déformait son image". Ne pas oublier Robert Mallet : "Quand le miroir s'étonne au versant d'un visage", ou bien encore du même auteur "Il brisa son miroir d'un coup de tête/pour vivre s'imaginant délivré/Imaginer tout ce qu'il pouvait être/l'emprisonna dans son miroir brisé/Je ne crois plus qu'à mes fenêtres". Et Jean Grenier, Adonis, Le Clezio, Mallarmé, Claudel, ... bien d'autres encore. Quant aux écrivains qui sous leur plume nous offrent des textes sur les textes eux-mêmes à travers des réflexions poétiques, philosophiques, littéraires ou prosaïques, nous ne saurions lesquels choisir dans ce préambule tant l'éventail est large. Ne citer que J. Paulhan, JMG Le Clezio, JL Borges, Jabès, ne serait que trop réducteur de la multitude créative sur le sujet. Et enfin, ceux qui ont et une profondeur de pensée et une forte création littéraire sont peu nombreux. Et nous voudrions bien sûr faire là l'éloge de Francis Ponge. Ce poète infatigable dans l'acte de créer, ayant toute sa vie lutté avec, pour et contre la parole écrite, est un monument de la langue française. Il nous offre dans le texte que nous serons amené à suivre un bel exemple d'un palimpseste possible sur le texte lui-même lu par son lecteur qui entretient avec son auteur et aussi avec son lecteur un rapport de symbiose, de relations très étroites, et le miroir avec ses complexités fugitives et entrelacées, mais pourtant rigoureuses, voire scientifiques. Et même le très fameux Henry James avec "L'image dans le tapis" ne peut nous offrir plus que la puissance créatrice de F. Ponge, même si elle peut apparaître dans un registre différent, celui du roman et non de la poésie. En premier lieu ce sera l'écriture de F. Ponge qui sera notre propos et nous replacerons le poème Fable dans l'oeuvre du poète en justification de la complexité que nous serons amenés à découvrir en seconde partie. Nous y développerons donc le détail du poème Fable avec des subtilités nous l'avouons assez délicates, mais une ou des interprétations complémentaires raviraient sûrement F. Ponge qui aimerait qu'un texte ne fut pas seulement les lignes qu'on lit. En dernier lieu, et nous espérons qu'il ne soit pas réducteur, la création littéraire sera notre propos final sur Fable et F. Ponge. Que cette phrase de F. Ponge, adressée à son lecteur, dans Méthodes, présage de ce qui suivra : "Je t'invite à faire la lecture de l'écriture de ma lecture de ce que j'écris" ! 1. L'ECRITURE DE F. PONGE Tant de mots justes ! Le mystère vient de la justesse ; de l'accumulation de mots justes, de l'agencement de mots justes. F. Ponge, Pour un Malherbe Dans les pages qui vont suivre, nous tenterons un éclaircissement d'un poème très court de Francis Ponge paru dans le recueil Tome Premier (Editions Gallimard, 1965), et auquel J. Derrida, dans une émission de France-Culture sur les "effets de miroir", avait pris comme exemple dans sa discussion sur Psyché, sans cependant s'y attarder et y développer tous les détails, pourtant nombreux et particulièrement bien agencés, mais l'exposé radiophonique permettait peu il est vrai une compréhension complète de ce texte. Le poème dont il s'agit est Fable et se situe dans le (sous-)recueil Proêmes de Tome premier (il n'y aura d'ailleurs pas de "Tome second"). Le titre de cet ouvrage est une simple caractéristique d'un livre, tout comme couverture, cuir, in-quarto... Déjà, sans connaître l'oeuvre de F. Ponge, nous apercevons nous des jeux de langage, dont le plus flagrant ici et le plus intuitif à saisir est le mot Proêmes qui ne figure pas dans le(s) dictionnaire(s), y compris celui de Littré, référence par excellence s'il en est de notre poète. Ce n'est qu'à titre introductif mais révélateur de la suite qui viendra que nous ferons un aparté sur le titre du recueil d'où est tirée Fable. Le titre Proêmes est le néologisme créé par F. Ponge qui pourrait signifier un écrit qui se voudrait prose et poème simultanément, c'est à dire poème écrit sous forme de prose, et prose écrit sous forme de poème. Ce néologisme se reconstitue avec la fusion des mots 'proses' et 'poèmes' qui donne Pro(ses)(po)èmes. L'accent circonflexe que l'on ne retrouve pas dans le mot 'poème' a pu être ajouté par F. Ponge pour opérer la cristallisation des 2 mots : les mots 'proses' et 'poèmes' regroupés dans un seul mot, fusionnés, reviennent à dire qu'ils sont le même mot. Dans la langue française seuls 6 mots finissent par 'ême' et parmi ceux-là seul le mot 'même' s'intègre parfaitement dans notre explication évoquée ci-dessus. Carême, baptême, suprême par exemple sont à écarter car ils ne lient pas les mots proses et poèmes. F. Ponge dans une interview disait que les proêmes sont des "petits manifestes pour moi-même", et ici donc une autre explication sur même. Dans la recherche du mot précis auquel est attaché F. Ponge et qui fera l'objet des lignes qui suivent, Proêmes reviendrait en partie à reprendre le titre de C. Baudelaire : petits poèmes en prose. Enfin, d'aucuns ont avancé, et sans que cela soit exclusif de ce que nous avons écrit ci-dessus, que Proêmes pouvait signifier "préambule, discours introductif...", c'est à dire que 'pr' de Proêmes pourrait exprimer 'premier, préface, préambule...', et nous rajouterons 'précis' même si ce dernier terme semble hors de propos ici ; il n'est que prématuré dans le contexte de ce qui va suivre. Bien que le texte "Proême" dans le Nouveau Recueil (Gallimard) ne soit pas l'exemple auquel on aurait pu s'attendre pour nous éclairer sur Proêmes de Tome Premier, il est intéressant d'y reprendre quelques lignes : "Les pensées, les paroles et les actions ne se commandent ni ne s'obeissent dans l'homme : elles s'y jouent. Elles s'y trompent. Elles s'y dévorent, et l'homme est leur radeau. ..." Ainsi ces quelques précédentes explications sur le mot Proêmes constituent-elles un rapide préambule de ce qui se dira par la suite, non sur la forme de Fable mais sur le fonds de ce poème. Cette étude pourra ressembler à certains égards à un puzzle littéraire dont la conclusion finale en serait la dernière pièce. A la différence cependant que la dernière pièce posée ne livre pas toute l'image que l'on pourrait attendre. F. Ponge n'aimerait peut-être pas qu'un texte se suffise tout seul et s' "auto-limite". Et enfin pour (a)voir les vers de Fable, nous reproduisons sur la page suivante ce poème qui à une première lecture n'a rien d'une consonance poétique au sens de la poésie classique de versification, de rimes, de sonnets, d'alexandrins..., et qui nous donne une impression de surprise qui nous laisse assez interrogateur et plutôt démuni. En effet, dans le même recueil, tiré du Jeune Arbre, les vers qui suivent nous offrent intuitivement une plus grande satisfaction poétique, bien qu'effectivement tout soit une affaire de goût : Ta rose distraite et trahie / Par un entourage d'insectes / Montre depuis sa robe ouverte / Un coeur par trop empiété. La surprise que nous évoquions plus haut se confirme par les propos mêmes de l'auteur : "je m'acharnais afin d'obtenir (...) une poésie qui surprenne sans doute d'abord le lecteur... mais enfin surtout qui le convainque ; qui se soutint par tant de côtés que le lecteur critique enfin renonce, et admire". Sans vouloir trop rentrer dans l'oeuvre poétique complète de F. Ponge, mais en ne considérant que Fable, nous nous demandons si F. Ponge n'est pas plus un théoricien littérature de la langue française qu'un poète ? Nous en avons une certitude que ne partage pas forcément notre écrivain. En effet, les poèmes de Verlaine, Hugo... ou même ceux du XXè siècle de Bonnefoy, Reverdy... sont plus 'poétiques' (au sens classique du terme) que Fable. Nous pouvons apporter une réponse à cette interrogation dans une correspondance datée du 16 mars 1941, reprise dans le recueil La rage de l'expression (Gallimard) où F. Ponge écrit : "je ne me veux pas poète". Il dit ailleurs : "je suis artiste en prose". Comme nous le verrons plus loin, ce n'est pas l'esthétique du poème en tant que telle, c'est à dire la forme, la versification... qui lui importe (nous nuancerons cependant cela par la suite) mais c'est celle de ce qui est écrit, du contenu et des mots. L'on pourrait reprendre pour F. Ponge ce par quoi se définit Jacques Roubaud, et qui dénote tous les efforts liés à la recherche du texte : "compositeur de poésie" (et de mathématique pour J. Roubaud). Notre poète, notre compositeur de poésie, avait une volonté, un orgueil de rester dans la littérature, d'imposer son oeuvre, de marquer son temps. Il cite dans Pour un Malherbe : "Nous pratiquons la langue française [...] c'est notre moyen de vivre", et plus en évoquant son laboratoire verbal : "je me sens aussi une autre mission, qui est la trouvaille de formes verbales, de formulations expressives originales". Lisons donc (et enfin) Fable FABLE Par le mot par commence ce texte Dont la première ligne dit la vérité, Mais ce tain sous l'une et l'autre Peut-il être toléré ? Cher lecteur déjà tu vois Là de nos difficultés... (A P R E S 7 ans de malheurs, Elle brisa son miroir.) Ce petit poème de F. Ponge peut sembler secondaire dans l'oeuvre de l'auteur parce que d'une part il est d'une brièveté de huit lignes auxquelles il faut adjoindre le titre (F. Ponge nous a habitué à des textes plus longs) et d'autre part il est paru dans un recueil, Proêmes, que les critiques et études diverses évoquent et expliquent en s'attachant davantage au titre du recueil qui inspire des commentaires. Dans Pour un Malherbe, F. Ponge précise au sujet de la briéveté à laquelle nous faisions allusions : "Essayer d'arriver au poème bref (texte bref, cru et adéquat), et en même temps, faire à ce propos de longues études, des réflexions d'ordre méthodologique". Les études littéraires publiées sur F. Ponge, dont certaines sont très complètes, ne mentionnent pourtant pas Fable, et se focalisent essentiellement sur les poèmes comme Le Pré, ceux du Parti pris des choses, de Pièces... qui sont certes les poèmes majeurs de F. Ponge, ou du moins considérés comme tels par leurs critiques et admirateurs. Les poèmes l'Huître, le Galet, la Crevette... sont davantage dans nos esprits que celui pour lequel nous écrivons ces lignes. Et cependant penser ce poème comme mineur serait alors une vision assez erronée dans le sens où Fable est construit avec une très grande rigueur du début à la fin, du premier au dernier mot. Ce poème n'est pas un texte facile à appréhender, et la lecture de cette petite étude devrait vous en convaincre comme nous l'espérons, et vous éclairer. Michel Butor résumait à propos de F. Ponge : "il cherche à tirer une leçon, à dégager les éléments d'une sagesse de la contemplation de la nature. C'est ainsi qu'il écrit diverses sortes de fable, qui à bien des égards, rappellent La Fontaine...Chaque poème est une méditation... et particulièrement sur le langage... Le style est très contrôlé, toujours châtié... L'expérimentation chez lui est toujours d'emblée audacieuse et profondément justifiée...". Etudier ces quelques vers et dévoiler leur structure, le sens caché des mots et des idées, voilà notre propos, qui ne sera qu'un modeste complément à toutes les études sur F. Ponge déjà publiées, et dont notamment celles du Cahier de l'Herne, très complet et brillant, même si Fable n'y a pas trouvé malheureusement de place. Seul le livre de B. Beugnot "Poétique de F. Ponge" (PUF) consacre... 6 lignes sur ce poème, mais il est vrai un chapitre complet intitulé "Au commencement était la fable", détaillant plutôt le genre narratif qu'aimait F. Ponge qui lui-même lisait La Fontaine, que le poème précisemment appelé Fable. L'affirmation de structures fortes dans les écrits de F. Ponge que nous commençons à entre-apercevoir se confirme dans ses propos mêmes : "je suis de plus en plus convaincu que mon affaire est plus scientifique que poétique", ce qui écrit dans son recueil La rage de l'expression ne vient que confirmer le fervent attachement à la création littéraire. Une de ses bases de travail est le dictionnaire de Littré, qui lui permet de retrouver en ce milieu de XXè siècle des expressions et des sens de mots du français classique et "pur". Dans notre poème Fable, nous dévoilerons une preuve exemplaire et remarquable de cette constance en la recherche du vocable juste, en l'occurrence sur le verbe "voir de". C'est dans son ouvrage Pour un Malherbe, que F. Ponge nous expose sa propre conception littéraire, la précision des mots, la richesse et l'amour de la langue française et la biographie... du père de la langue française moderne, avec on le remarque tout au long du livre une quasi identification de F. Ponge avec Malherbe, au moins pour tout le travail fait par celui-ci. Et tout au long de ses livres, poèmes, proses... F. Ponge n'a eu de cesse de créer des formes pures et exactes, c'est à dire de mesurer les mots dans leur sens propre de la langue française. Le travail d'écriture est fouillé, remanié, tourné dans tous les sens, expérimenté, combiné... Fable finalement. Son recueil Méthodes contient des écrits sur ses créations, ainsi que certains textes contenus dans ses livres intitulés Nouveau Recueil. Mais c'est bien Fable qui résume tout, si tout là a une signification. Nous voulons poursuivre cette longue introduction en deux exemples concrets du travail long et méthodique accompli par F. Ponge : le titre de son livre La rage de l'expression a été choisi parmi 103 possibilités qu'il a répertoriées sur une feuille, et l'on retrouve comme choix possibles : la parole aux objets, les motifs d'écrire, les pensées du langage... 103 formes mises à plat sur une feuille pour en tout ne retenir qu'un seul titre ! qui n'est somme toute qu'un titre d'ouvrage. 103 possibilités pour une idée. Mais la complexité se limiterait-elle à 103 titres ? Le second exemple est édifiant : F. Ponge a voulu pour son poème La Figue offrir au lecteur l'ensemble de toutes les versions qui ont concouru à sa version définitive. 200 pages dans son livre Comment une figue de paroles et pourquoi qui relatent les annotations, variantes, ratures, surcharges...sur ce poème de 4 pages qui bien que s'appelant La figue est un poème sur la poésie, la parole, l'écriture. Prouesse d'ailleurs que de passer d'une figue aux paroles, et pourtant, après la lecture des variantes et de la création du poème, tout est limpide. Dans l'écriture de F. Ponge, rien n'est laissé au hasard parce que l'écriture (et celle particulièrement de F. Ponge) ce n'est pas (forcément et toujours loin s'en faut) une succession de mots simplement juxtaposés auxquels fait référence par exemple l'écriture automatique de certains surréalistes. JMG Le Clezio écrit à ce sujet (Vers les icebergs, Ed. Fata Morgana) qu'il y a des poèmes avec "des mots volés, qui ne vont nulle part, sans force, sans durée, sans mémoire, qu'on lit vaguement, puis qu'on abandonne...ils sont sans racines... et ressemblent à des coquilles vides...". L'écriture pongienne est, en plus du plaisir de lire, recherche et sens, beauté et idée, réflexion et message... F. Ponge explore et joue avec les mots qui sont pour lui des objets (de construction) a crée un néologisme (encore un) sur lequel nous ne nous étendrons pas car intuitivement compréhensible : objeu, formé de 'objet' et 'jeu' voire 'je', qui signifierait "moi l'écrivain, je joue avec les mots, comme avec n'importe quel objet". Pour le raccourci ici, nous avons saisi le sens intuitivement, mais en fait de longues et sérieuses études se sont penchées sur Objeu ce qui peut paraître naturel, comprenant ainsi la complexité créatrice de F. Ponge. Pour comprendre Fable, nous ferons dans un premier temps notre approche au travers d'une analyse strictement linéaire du poème, et au fur et à mesure le(s) sens caché(s) nous apparaîtra(ont), pour former à la fin un tout permettant d'en comprendre l'intégralité mais aussi et surtout la globalité. Les idées de F. Ponge exprimées dans ces 9 lignes sont suffisamment ouvertes pour laisser libre cours à des interprétations complémentaires, et pour notre modeste contribution, nous demanderons vraiment toute l'indulgence du lecteur jusqu'à la fin de cette étude car au premier abord les explications pourront paraître par trop recherchées voire extravagantes ou décalées par rapport au texte. La puissante et constante technique pongienne telle qu'elle nous a été définie par l'auteur même ne constitue pourtant pas pour nous un refuge ou un paravent. Expliquer, apprécier, sans trahir. De prime abord, avant même un début de compréhension des 9 lignes de Fable que l'on a lues, nous faisons un rapide constat : le poème est court, mais rien d'anormal cependant, si tant est que la normalité puisse trouver des références en poésie, et il est écrit avec des particularités typographiques qui font partie intégrante (du sens caché) de ce poème et qui témoignent de la recherche constante et réelle de F. Ponge dans son travail d'écriture. Nous en noterons quatre qui sont : * Le second mot Par du premier vers est écrit en italique * le mot APRES de l'avant-dernier vers imprimé en lettres majuscules, avec des caractères plus espacés * les parenthèses des deux derniers vers * les deux derniers vers écrits en caractères italiques. La volonté de F. Ponge d'introduire des marques typographiques est marquée dans nombre de ses poèmes : L'araignée, les mûres, et le très connu Carnets du bois de pin... avec ses compositions et des mises en page très particulières. Ces caractéristiques n'ont au premier abord rien d'exceptionnel. Bien des poètes utilisent les possibilités visuelles et graphiques de l'écriture pour leur "art", en commençant par les Calligrammes d'Apollinaire. Toutefois, après quelques explications qui seront données plus loin, nous verrons l'utilité de ces quatre marques typographiques qui ne sont pas là "accidentellement" ou par "habiller" le poème. Nous pouvons qualifier l'écriture de F. Ponge dans ce poème comme "active" c'est à dire que sa première lecture (et d'ailleurs les suivantes) n'en donne pas la fin. Elle ne peut se terminer qu'avec le travail du lecteur qui réussit à passer au second degré ou au moins à un degré supérieur, celui de la compréhension de ce qu'il lit sur ce qu'il lit. Elle débouche alors sur la satisfaction quasi simultanée et de lire et de comprendre. Ainsi notre plaisir est-il complet. Nous nous sommes alors rapprochés de l'acte originel de la création littéraire du poète qui est le but premier de ce poème de F. Ponge. Reprenons une phrase courte et forte que disait F. Ponge : "... le lecteur critique enfin renonce et admire". Même si F. Ponge n'est pas le seul à donner une signification cachée à ses poèmes, il n'en reste pas moins que ce sens caché ne peut être déterminé qu'avec le lecteur lui-même, et c'est ici la "nouveauté" si l'on peut dire (bien que F. Ponge ne cherche pas particulièrement à innover). Au vers 6 : Cher lecteur, tu... : F. Ponge nous sollicite directement pour la compréhension de ce qu'il (nous) écrit. C'est aussi en ce sens que son écriture est 'active' car nous pouvons (nous devons) entrer dans le poème à travers l'interpellation dont il nous fait part et qui nous prend pour sujet ou acteur de son écrit. Le sujet de Fable est aussi le lecteur car celui-ci est indissociable et attaché au texte lui-même. L'apostrophe au lecteur est assez rare en poésie, mais répétons-le F. Ponge est bien également un des rares à construire ses poèmes non dans la versification (et encore cependant comme nous le verrons) mais dans l'agencement, le choix et les idées des mots, en un mot la maîtrise technique. Citons-le de nouveau : "Durant plusieurs mois, je m'acharnais afin d'obtenir (...) une poésie...". Les mots qu'il emploie ici sont forts et nous mesurons tous les efforts qu'il a réalisés, longuement réalisés, et réfléchis. Si le lecteur n'existait pas, le poème n'aurait pas de raison d'être, ce qui peut bien sûr paraître une évidence mais F. Ponge renforce l'inter-dépendance du lecteur et de l'écrit. A travers Fable, cette intimité est soulignée, voire forcée, non sous la forme d'une contrainte avec un caractère obligatoire, mais avec un appel au lecteur qui devra presque communier avec l'auteur. Le tu rapproche, et cela est essentiel à l'union écrivain-lecteur. Peut-on trouver une autre approche que celle d'apostropher dans le texte directement le lecteur afin qu'il sache qu'il est sollicité ? Rarement pouvons-nous lire en si peu de lignes un texte complet et parfaitement construit, si rigoureux qu'ôter un mot de Fable pourrait déstabiliser le texte lui-même et donc son sens. Dans la mesure du possible, nous vous invitons à la fin de la lecture de cet essai de relire le poème, et mentalement d'enlever par ci par là un ou des mots, et de constater combien le poème perdrait alors son sens. Il faudrait conclure ces remarques préliminaires sur les mots mêmes de F. Ponge qui écrit, et on sentira la passion de son travail, dans le recueil La rage de l'expression (le titre est en lui-même évocateur) : "que mon travail soit celui d'une rectification continuelle de mon expression... en faveur de l'objet brut". Enfin il poursuit dans ce même préambule : "... elle [la forme poétique] dispose un jeu de miroirs qui peut faire apparaître certains aspects demeurés obscurs de l'objet". Il écrit dispose un jeu de miroirs et non dispose d'un jeu de miroirs. La première formulation est plus dynamique. Elle évoque la poésie autonome avec une connotation forte d'agencement déjà réalisée de la composition poétique. La seconde formulation rend incertain le jeu de miroirs. Les miroirs sont "extérieurs". La forme poétique peut en utiliser, mais le fait-elle "réellement" ? F. Ponge nous semble sans limite sur son travail d'écrivain et sur le travail du lecteur. Et enfin pour ceux qui souhaiteraient ajouter au plaisir des yeux le plaisir artistique et créateur, nous conseillons la lecture de La Fabrique du Pré aux Editions Skira où F. Ponge nous dévoile à travers son manuscrit tout le travail préparatoire de son poème Le Pré, avec en plus de superbes illustrations d'art. 2. FABLE : LE TEXTE, LE MIROIR La poésie est l'art d'assembler les mots de façon à mordre dans les notions (dans le fonds obscur des choses), et de s'en nourrir F. Ponge, Pour un Malherbe Parcourons ensemble Fable, en commençant notre lecture naturellement par le titre de ce poème. Le titre du poème Fable attire déjà notre attention en ce sens que nous nous attendons à une histoire ou une narration, même si elle doit être courte, c'est à dire une fable qui nous remémorerait nos souvenirs d'enfance comme par exemple celles de J. de la Fontaine Le chêne et le roseau, le corbeau et le renard... Une fable peut être de deux natures : soit la fable est une histoire magique, féerique... qui se rapprocherait d'un conte court, ou elle peut être ce à quoi elle nous fait penser immédiatement le plus souvent aux noms de La Fontaine ou d'Esope , une histoire brève suivie à la fin d'une moralité. Avant d'aller plus loin, nous soulignons que nous avons volontairement cité J. de la Fontaine car il fait partie du panthéon littéraire de F. Ponge, au même titre que Littré, Malherbe... Ponge a crée des "fables" à sa façon dans divers de ses textes, mais un seul ayant pour sujet la fable elle-même. Que choisir (si tant est qu'il faille choisir en cette première approche) ? Quelle nature de forme littéraire recouvre Fable ? C'est à dire que penser du titre Fable après avoir lu les vers qui le suivent ? Dans son livre Nouveau Recueil, l'on trouve 6 pages d'un texte intitulé Fables logiques, mais après une première lecture, là aussi, rien n'indique à l'évidence la présence d'une fable "classique". Un élément peut a priori nous donner la réponse : les deux derniers vers sont écrits entre parenthèses et l'on a une parenthèse "ouvrante" en début de vers 7 et une "fermante" en fin de vers 8. Ainsi ces deux vers se détachent-ils de l'ensemble des lignes de la fable. Il y a deux séparations physiques (la ligne vierge et les parenthèses) qui nous indiquent que la fable qui nous sera donnée de lire se compose de deux parties : le corps de la fable auquel s'adjoindra secondement une moralité tout comme le faisaient les deux fabulistes cités ci-dessus, à l'exception que ceux-ci n'utilisaient pas les parenthèses ou autres signes typographiques. Nous verrons plus loin que les parenthèses ont un sens pour F. Ponge... La séparation des deux parties de la fable est également typographique puisqu'une ligne vierge sépare le corps de la moralité. En lisant une première fois ce poème nous nous rendons compte que la moralité (les 2 derniers vers) est en fait plus narrative, plus littéraire, même si elle est très courte, que le corps de la fable (les 6 premiers vers). Affirmer que les deux dernières lignes sont plus littéraires, c'est faire la comparaison avec les six premiers vers qui sont plus techniques, logiques et ceux-ci difficilement commenceraient ou finiraient un texte, bien que dans celui-ci ils le commencent. A ce stade de notre commentaire nous pouvons nous interroger et penser alors que F. Ponge commencerait bizarrement par la moralité et finirait par la fable proprement dite. La moralité dans une fable "classique" est plus démonstrative que narrative. Or ici ce que nous définissons comme la moralité est plus narratif et littéraire, et si cette moralité est narrative, le reste (puisqu'il s'agit d'une fable et qu'une fable morale a deux parties), le reste est donc démonstratif. Et ainsi la moralité est en fait les 6 premiers vers, et le corps de la fable les deux derniers vers. La suite de cette analyse de Fable nous éclairera dans ce sens en confirmant nos propos. Pour l'instant fixons-nous comme base de départ, pour plus de clarté, la présentation physique, la présentation telle qu'elle nous est donnée à voir : la moralité est représentée par les deux derniers vers, et le corps de la fable par les six premiers. F. Ponge dans Méthodes affirmait : Il faut qu'il y ait [dans le poème] un peu de tout : définition, description, moralité. Le poème que nous étudions respecte bien cette définition, et confortera la suite de notre étude. Le mot Fable qui est le titre du poème, si on s'attache à sa signification, veut dire dans un sens étendu ce qui se dit, et le propos de F. Ponge sera de dire les choses (ou au moins de les dire...). La fable est parole, ou parole de paroles (J. Derrida), c'est à dire une moralité sur une narration. F. Ponge lui-même disait : "Parler, c'est toujours fabler, paraboler (...), cela vient de fari, la fable c'est la parole" ("Souvenirs impromptus", NRF, cité par B. Beugnot). Le mot Fable nous fait percevoir que nous aurons un travail personnel de compréhension à réaliser : des premiers vers du poème (le corps de la fable), une moralité en découlera dans les deux derniers vers, et il nous faudra "vérifier" la concordance des deux parties du poème : la moralité correspond-t-elle (correspondra-t-elle) bien avec le sens du corps de la fable ? A partir d'une narration d'une "vraie" fable, nous savons par le type de texte que nous lisons qu'il y aura un travail d'esprit de déduction d'une moralité par rapport à la narration. Et F. Ponge n'a pas d'autre but en choisissant comme titre d'une forme de texte, l'appellation de cette forme elle-même, c'est à dire la fable. C'est à dire que le titre Fable porte en lui non seulement un titre qui "résumerait" le poème mais aussi la forme littéraire du poème qu'il présente. Pourrons-nous d'ailleurs nous prêter facilement au jeu de la déduction de la moralité, ou de sa vérification par rapport au corps de la fable ? Nous voudrions citer avant d'aller plus loin R. Kipling qui affirmait "un écrivain peut inventer une fable, mais il n'a pas le droit d'en connaître la moralité". En d'autres termes, la finalité recherchée par l'écrivain est la fable elle-même. Les deux derniers vers que nous lirons et qui doivent normalement en finir avec la lecture de Fable (car il n'y a plus de vers à leur suite) nous demanderons cependant une re-lecture des premiers vers. Cela a un sens pour F. Ponge que nous verrons ensuite dans notre explication. Le travail actif du lecteur auquel nous faisions référence précédemment et que nous demande F. Ponge n'en est qu'au début... et nous allons comprendre pourquoi F. Ponge qualifiait son travail plus de technique que de poésie. Etudions le premier vers qui est : "Par le mot par commence ce texte". Ce premier vers est "déroutant" car il énonce une vérité logique. Un tel contenu en poésie "classique" n'apporte rien de beau (tout doit-il apporter quelque chose et qui plus est de beau, et qu'est-ce-que le beau en poésie ?). Dès le premier vers nous nous apercevons que nous lirons un texte qui dénote par rapport au titre Fable. Ce vers peut-il être le début d'une fable tel que nous l'annonce le titre du poème ? Ce premier vers du poème est donc une vérité logique comme nous l'avons dit, et une simple lapalissade. Effectivement, nous comprenons que le mot par commence ce premier vers et a fortiori ce poème, et F. Ponge nous le dit, nous en informe. Ce n'est pas fréquent que nous nous interrogions sur une chose aussi banale qu'un mot d'un poème pris isolément, et d'autant plus qu'il s'agit du premier. Sur un point aussi banal, F. Ponge y met de l'importance. Mais celle-ci ne concerne pas le premier mot en lui-même qu'il soit mot, adverbe, adjectif... mais plutôt le fait qu'il soit le premier mot du texte, c'est à dire placé en tout début, ou d'un certain côté du texte. Fable par son origine étymologique (fari) nous réfère à un commencement avec une connotation biblique, d'origine du monde, de la parole originelle. On rapprocherait ainsi "...commence ce texte" avec la première parole de la Bible : "Au commencement...". Au risque d'aller trop loin, la marque typographique qui met en italique le second mot "par" pour surement insister sur cette circularité du commencement, est renforcée par le fait que "par" sont les premières lettres de "parole" donc de fable et donc de commencement (cf ainsi la remarque ci-dessus). Il y a une circularité littéraire dans les propos mêmes du premier vers mais aussi dans l'explication. De cette envie de ne pas considérer banale et mécanique l'écriture, F. Ponge nous donne à réfléchir immédiatement. Notre première réaction est de remarquer que c'est bien le mot par qui commence le poème avant même d'aller plus avant dans la lecture de Fable. Ce premier vers ne peut être écrit que de la façon dont il nous est donné à lire et les 2 phrases "le mot par commence ce texte" ou "ce texte commence par le mot par" sont fausses sur le plan de la logique pure, même si elles apparaissent chargées de sens, et similaires à ce qu'a écrit et pensé l'écrivain. Par le mot par n'est pas cependant un palindrome orthographique (qui se lirait de la même façon en commençant par la droite ou par la gauche). Toutefois, en introduisant un premier effet de miroir, le reflet du premier mot par se trouve dans le quatrième mot qui est alors lui aussi par. Le reflet auquel nous faisons allusion peut sembler, à ce stade de l'étude, précoce sur le plan de la compréhension, mais il est toutefois un des éléments qui a présidé au sens profond du poème. Retenons pour l'instant l'idée de reflet, d'ordre réversible dans notre construction du puzzle. Ce premier vers annonce déjà l'idée spéculaire du sens du poème, c'est à dire que le miroir, le reflet, le double, sont les idées qui ont contribué à la création de Fable. Le titre de cette étude "La fable spéculaire" signifie que Fable est un texte qui parle du miroir et qui est un miroir, spéculaire signifiant donc qui réfléchit. Commence ce texte est le reflet logique du groupe des quatre premiers mots. En effet par le mot par est bien ce qui commence le premier vers, et commence ce texte est la vérité logique de par le mot par. Le premier vers comporte deux parties qui se réfléchissent dans le sens où elles disent la même chose, non pas à travers une égalité littérale mais par l'aspect logique des propositions. F. Ponge nous le voyons ici fait toujours référence à la création littéraire. Le premier vers se parle de lui-même et du tout : "... commence ce texte" ; Ce texte c'est à dire Fable. La partie ne contient pas le tout, mais évoque le tout. Pour illustrer son titre Fable et pour exprimer son idée créatrice de miroir (la trame de fonds du poème), au lieu de raconter une "histoire" quelconque, il raconte sa propre écriture, sa propre création du texte qui se crée. Il y a encore le texte lui-même et celui qui le lit ou le crée. Le poème renvoit ailleurs qu'à lui-même, et notamment au lecteur. G. Farasse, autre spécialiste de F. Ponge note à son sujet : "ce n'est plus l'écriture qui décrit l'objet, mais l'objet qui décrit l'écriture". Enfin, la première particularité typographique parmi celles que nous avions précédemment citées se situe dans ce premier vers. Nous voyons que le second mot Par est en lettres italiques. Pour aller au delà de la possibilité de début de ressemblance entre par et parole, on pourrait souligner que c'est pour insister sur le caractère répétitif du mot par ou sur sa particularité duale et réflexive qu'il est en italique. Cependant il est curieux d'observer que les deux derniers vers sont en italiques également, sauf le premier mot - APRES- , écrit normalement, hormis les caractères majuscules, et qui présente quelques similitudes avec par pour les trois premières lettres. Nous retenons comme troisième explication que le second mot par est le reflet du premier mot et qu'il a comme reflet le premier mot de la moralité, du moins du premier mot de la seconde partie du poème. Le second vers est Dont la première ligne dit la vérité. Nous noterons ici de prime abord que F. Ponge emploie le mot ligne au lieu de vers alors même qu'il s'agit d'un poème. Cette remarque s'applique aussi au premier vers où est employé le mot texte au lieu de poème. Le travail du poète (F. Ponge) et de son écriture met l'accent sur l'écrit en tant que texte et non le style ou le genre de l'écrit. Les lignes d'un poème sont des vers lorsqu'elles font référence à une structure poétique, et à elles-mêmes (les lignes) quand il s'agit d'un texte en tant qu'écrit ou genre littéraire, qu'il soit poème ou prose. Ce second vers (nous devrions respecter la terminologie de F. Ponge et écrire "cette seconde ligne") fait référence au premier. Là aussi, ce vers semble "inutile" (ce vers a une "faible valeur poétique") si ce n'est dans la vision de F. Ponge à servir de réflexivité, de reflet ou de miroir au vers précédent. Et comme F. Ponge a choisi délibérément de construire Fable autour de l'idée de création littéraire en tant que telle, peu nous importera dorénavant d'analyser la "valeur poétique" c'est à dire la versification, la musicalité, le rythme... tout comme nous pourrions le faire pour Mallarmé, Rimbaud, Ronsard, ou Malherbe. Le reflet du premier vers est dans le second, et le second dans lui-même en ce sens que s'il y a première ligne, il y en a forcément une seconde à laquelle il est fait allusion en parlant de la première. Dont la première ligne dit la vérité fait appel à ce que nous avons lu au premier vers, et accentue celui-ci. Les deux vers sont indissociables par leur existence même. Le propre du miroir est d'ajouter quelque chose en plus, c'est à dire son "reflet" mais sans en rajouter (le reflet n'apporte pas plus que l'image réelle). Ainsi le second vers par rapport au premier l'accentue (reflet) sans ajouter de donnée nouvelle (le reflet n'ajoute rien de plus) par rapport au premier. Le second vers peut être considéré lui aussi comme un miroir partiellement réfléchissant. Ce vers nous explique qu'il dit la vérité du premier, et en disant cela, il dit aussi sa propre vérité parce qu'il est le reflet du premier, et si le premier est vrai, le second aussi par le jeu du reflet. F. Ponge ne l'exprime pas tout de suite sur le plan de l'écrit. Il s'exprimera plus clairement aux vers suivants, les troisième et quatrième. F. Ponge emploie dans ce second vers le mot vérité. Ce mot s'insère dans sa vision où la logique est importante (sa construction du texte est nous l'avons souligné rigoureuse, et répond à une forme logique de l'écriture, scientifique pour reprendre ses termes). Le mot vérité fait référence à l'égalité, aux vérités logique et mathématique. Sont vraies deux lignes qui disent leur propre vérité l'une et l'autre ou l'une à travers l'autre et réciproquement grâce au miroir, que le miroir soit réel, irréel, créé de toute part par l'écrivain... Enfin, concernant toujours ce deuxième vers qui dit la vérité du premier, il dit aussi la vérité de la fable et la vérité tout entière, et cela peut être en un sens un poème philosophique (J. Derrida). La partie parle du tout, la partie étant les deux premiers vers, le tout prenant son sens dans l'interrogation que nous allons trouver dans les deux vers qui suivent. Les troisième et quatrième vers que nous avons lus sont : Mais ce tain sous l'une et l'autre Peut-il être toléré ? La référence au miroir, à la dualité réfléchissante est nette : le mot tain renvoie au thème du miroir, et les mots sous l'une et l'autre forment une paire indissociable par le mot de liaison et. L'idée de tain, de miroir ne se conçoit qu'à deux. Dans ces vers, F. Ponge s'adresse à nous en (nous) posant une question. Que faut-il comprendre de ces vers assez vagues et interrogatifs qui au premier abord nous semblent assez énigmatiques ? Le tain auquel fait référence F. Ponge est bien le terme désignant la matière opaque provoquant le reflet. Toutefois l'aspect du tain, et le miroir auxquels F. Ponge fait appel ne sont pas des éléments concrets mais un moyen subtil de faire comprendre la dualité de l'écriture. L'écriture est en tant que telle car il existe un texte qui lui donne son existence, et l'écriture est plus que le texte car le miroir peut refléter à l'infini le texte, refleter le texte mais aussi l'étude, l'explication, la lecture du texte. Le miroir pour F. Ponge est le moyen d'exprimer l'infinitude de l'écriture, un peu comme Borges et la Bibliothèque de Babel où sont écrits tous les livres possibles, ceux qui existent et ceux qui ne sont pas encore créés. L'écriture pour F. Ponge est aussi infinie que le permet l'interprétation et l'analyse des mots. Et le seul moyen d'en donner une idée est le miroir qui contient l'infini ou au moins un nombre très grand de reflets. L'interrogation du vers 4 porte plus après sa lecture sur ce que peut bien être l'une et l'autre que la réponse à la question posée par son auteur. F. Ponge inscrit l'écriture de ce poème dans l'acte d'écrire lui-même et son résultat concret : le texte. Les deux premiers vers, comme nous l'avons vu, font référence au texte lui-même. Les troisième et quatrième vers peuvent être compris de la façon suivante en les reformulant littéralement ainsi (que F. Ponge nous en excuse) : "parlant et de miroir et du texte lui-même, une couche réfléchissante (le tain) sous la première ligne et une sous la seconde pourraient-elles permettre que la seconde ligne réfléchisse la première, ou réciproquement ?". Le reflet n'est pas le reflet réel du miroir, mais un artifice introduisant l'infini, la circularité, la fuite et la complexité. ----------------------------------------------------- LA SUITE....sur http://www.ecritextes.com/cata2.html -----------------------------------------------------